Histoire de la rumba flamenca

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Les Quinquis et la rumba taleguera

Un nouveau genre est né, qui deviendra la bande-son des ghettos urbains d’Espagne et contribuera à la désaggrégation de la morale franquiste

Au début des années 1980, relancée par Gato Pérez, la rumba a repris un peu de poil de la bête à Barcelone. Cependant, actifs depuis le début des années 1970, les Gitans de Madrid dominent désormais la scène musicale gitane avec un nouveau genre de rumba, la rumba taleguera, qui remporte un succès populaire massif.

Rumba taleguera / vallecana

La rumba taleguera (Le Taleguero étant l’argot des prisons, et donc par extension, à traduire par « rumba des délinquants »), également appelée rumba vallecana, est née dans la communauté d’émigrés et de Gitans de Vallecas au début des années 70. Elle reprenait les influences de la rumba catalane et l’adaptait aux influences des nouvelles musicalités du rock, de la pop, de la soul et du funk.

Elle devint la bande sonore des Quinquis, génération déracinée et défavorisée issue du flux migratoire massif des campagnes vers les villes depuis les années 1950, et on peut dire qu’elle était l’équivalent de la musique soul des années 60 aux États-Unis, devenue symbole musical de la lutte pour l’abrogation des lois de ségrégation dans les États du Sud et la reconnaissance des droits civils. Un genre qui fut également méprisé pendant un certain temps.

Vallecas - le berceau de la culture quinqui
Vallecas aujourdhui
Vallecas - où est née la Rumba Taleguera
Vallecas, 1960

Vallecas était l’un quartier les plus défavorisés de Madrid, où résident encore de nombreuses familles gitanes. Symbole de la résistance républicaine, intensément bombardé pendant la guerre civile de 1936-1939, Vallecas a été négligé par l’administration franquiste pendant 20 ans, puis rasé dans les années 1960 pour construire des immeubles d’habitation bon marché.

La rumba taleguera était une rumba subversive, qui rejetait avec force l’image édulcorée de la rumba catalana exploitée à des fins touristiques par le régime franquiste. Sans oublier cependant les chansons d’amour. Avec un tel mix, les populations des quartiers populaires s’y sont immédiatement reconnues. En l’agrémentant de paroles qui parlent de la rue, les groupes gitans de l’époque ont marqué durablement la culture populaire espagnole, vendant plus de 60 millions de disques. Malgré une promotion quasi inexistante, ils se retrouvaient systématiquement au top du hit parade.

Les musiciens de la rumba taleguera

Deux groupes madrilènes fondèrent ce nouveau mouvement musical. Los Chunguitos, formé par les trois frères Salazar, et Los Chichos, fondé par les frères Gabarre et Juan Antonio Jiménez Muñoz, dit « El Jero » ou « Jeros« . Libérés du joug de la censure franquistes, de nombreux groupes existants changèrent de registre et s’intégrèrent au mouvement, comme Las Grecas, Rumba Tres, Bordon 4, ou Los Marismeños.

L’élan créatif est puissant, de nombreux musiciens gitans entre à leur tour dans la danse. Citons Los Travilis, El Pelos, Los Chone, Los Calis, Joaquin Carmona, Los Chorbos, Toni el Gitano, …

Tout en reprenant parfois la thématique du bandit de grand chemin, héro populaire, ou les histoires d’amour, chères à la culture espagnole, ces groupes ont souhaité lutter contre les fléaux qui accablaient une population marginalisée. Ils tenaient à travers leurs chansons un discours à la fois rebelle et volontaire, dénonçant les injustices et l’hypocrisie de toute une société : quel était donc ce progrès annoncé qui n’était pas pour tout le monde ?

Jero, héro de toute une génération

Décédé brutalement en 1995, Jero, chanteur des Los Chichos, est devenu une icône intemporelle, avec une page Facebook posthume constamment mise à jour et une chaîne YouTube avec des centaines de vidéos.

Jeros, de Los Chunguitos - Rumba Taleguera Quinqui - Histoire de la rumba taleguera
Juan Antonio Jiménez « Jeros »
Los Chichos
« Quiero ser libre »
Las Grecas
« Laula Ulah »
Los Chichos
« El Vaquilla »
Rumba Tres
« No Sé No Sé »
Los Travilis
« Hijo mio dejala »
El Pelos
« Señor Juez »
Los Chone
« Maldigo la droga »
Joaquín Carmona & Terremoto
« Me Perdí en las Tinieblas »
Los Chichos
« Yo Quiero a Maí «
Los Chunguitos
« Paloma que pierde el vuelo »
Los Chichos
« La historia de Juan Castillo »
Los Chunguitos
« Come un loco »
Toni el Gitano
« Soy un yonky »
Los Calis
« Heroïna »
Bordon 4
« Al Torete »

Plus d’informations sur la culture quinqui

La culture Quinqui a été aussi essentielle à la transition post-Franco que la Movida.

Les enfants oubliés de la Transition

Entre 1955 et 1975, six millions d’Espagnols ont émigré de la campagne vers la ville, principalement vers Madrid et Barcelone.

L’essentiel de cette émigration est constitué par les classes populaires des campagnes, attirées par la promesse d’un travail dans l’industrie ou les services. Ce flot humain s’est installé et a grandi de manière désordonnée dans la périphérie urbaine des banlieues, donnant naissance à des bidonvilles dépourvus des services les plus élémentaires. La plupart de ces quartiers ont fini par devenir des zones marginalisées.

Les jeunes qui ont grandi dans les quartiers délabrés de Caño Roto, El Pozo del Tío Raimundo, Puente de Vallecas, à Madrid, et les bidonvilles de Campo de la Bota à Barcelone, etc. étaient des « descampados » , privés de leurs racines socioculturelles et familiales (généralement ancrées dans le milieu rural). Le taux de mortalité infantile était cinq fois plus élevé et l’éducation était pratiquement inexistante. La crise économique de 1973 a aggravé la situation et a donné naissance à la culture quinqui.

Quinqui : les origines

Le Quinqui originel, quincallero ou marchand ambulant, appartenant à un groupe en marge de la société, sans ethnie ni folklore spécifique, a cessé d’être une identité établie pour devenir l’affirmation d’une identité marginale « à la contra », contre la société, où se fondent des positions éthiques et esthétiques rebelles.

C’est dans cette friche transitoire, véritable métaphore de son époque, la banlieue périphérique, que le Quinqui moderne a pris corps et s’est épanoui. Le quinqui, qu’il fut gitan ou payo, n’avait jamais connu l’enchantement, ni attendu quoi que ce soit, ne se mêlait pas de politique, ne connaissait pas le mot utopie. Une fois le régime de Franco disparu, il a trouvé les portes grandes ouvertes, mais sur un monde qui leur barrait encore la route.

La délinquance et le traffic de drogue se sont fortement développés, seules issues pour une jeunesse marginalisée. Il faudra attendre encore quelques années pour que le droit à l’éducation et l’accès aux services de santé deviennent une réalité pour les Gitans.

La culture urbaine quinqui est un phénomène qui a débordé, de loin, celle du quinqui traditionnel pour devenir une partie – aussi dédaignée qu’intégrale – du récit de cette époque historique que fut la Transition espagnole.

Un précédent clair à la Movida

La révolution de la Movida, habituellement considérée comme étant à l’origine de la modernisation de la société espagnole, avait un précédent clair qui, depuis la base populaire, marginalisée, de la société, avait déjà initié un changement radical au coeur de l’esthétique et de l’éthique du franquisme.

Depuis les billards, les bars et les discothèques de banlieue, depuis les lecteurs de radiocassettes des voitures volées, depuis les populaires gasolineras – stations-service – devenues le réseau de distribution majeur de la musique populaire, où se sont vendues des dizaines de millions de ventes de radiocassettes, la rumba talaguera a incarné une entité subversive qui a contribué à saper les fondements de la société franquiste, et à revendiquer la part de progrès auquel les populations les plus défavorisées aspiraient également.

On peut dire, en effet, que sans le précédent du creuset de rebellion culturelle de Vallecas, il est difficile d’imaginer le saut dans la modernité – qu’a ensuite incarné la Movida -, grâce auquel la société espagnole a pu enfin se débarrasser du fardeau moral, nationaliste, religieux et ultra-conservateur, de la dictature.

Il a fallu un certain temps – près de 30 ans – pour que l’élite intellectuelle reconnaisse la contribution fondamentale des artistes Gitans de l’époque.

Sources principales

  • Reyes de la gasolinera – La rumba vallecana y el cuerpo biorrumbero de la Transición – Ramón López Castellano
  • Espectros de la Movida – Por qué odiar los años 80 – Victor Lenore
  • La Cultura Quinqui, “borrón” de la Transición – elviejotopo.com

AU PROCHAIN CHAPITRE :

Portrait d’une nouvelle génération gitane. La famille Salazar, historiquement liée au flamenco, a fondé deux des groupes gitans les plus célèbres de l’époque, Los Chunguitos et Azucar Moreno. Le principal mouvement culturel de l’époque, La Movida, ne leur a pas facilité la tâche.